L’ALLEMAGNE a longtemps été décrite comme la locomotive industrielle de l’Europe.
L’année dernière, les entreprises allemandes ont exporté des biens pour une valeur record de 1 196 milliards d’euros, soit une augmentation de 6,4 % depuis 2014, et l’emploi a atteint un sommet de 43 millions.
En décembre, Robert E. Scott, économiste et directeur principal de recherche en matière de politique commerciale et industrielle à l’Economic Policy Institute, affirme qu’alors que d’autres pays industrialisés se sont effondrés sous l’effet de la concurrence asiatique, l’Allemagne a augmenté ses exportations vers la Chine et le reste de l’Asie, tout en payant les salaires industriels les plus élevés au monde.
« Si les salaires élevés nuisaient à la compétitivité de l’industrie, nous pourrions penser que l’Allemagne s’en sortirait moins bien que les États-Unis, mais ce n’est pas le cas », a-t-il écrit dans un article pour l’Economic Policy Institute.
Selon les derniers chiffres de la Banque mondiale, l’industrie représente 23 % de l’économie allemande, alors que ce pourcentage s’élève à 12 % pour les États-Unis, 11 % pour la France et 9,4 % pour le Royaume-Uni.
Continuez de creuser et vous constaterez que le miracle économique allemand ne doit rien à la chance ni à un concours de circonstances. Il provient de leur éthique de travail, d’un gouvernement qui voit l’industrie comme une source positive d’emplois et d’une croissance économique saine et durable, sans oublier la capacité et les compétences permettant de produire des biens de qualité optimale.
« Les entreprises allemandes sont rarement les producteurs les moins chers, mais la qualité et la performance supérieures de leurs produits leur permettent d’imposer des prix plus élevés tout en encourageant les exportations », écrit Charles W. Wessner, directeur de programme auprès du Conseil des sciences, de la technologie et de la politique économique du National Research Council, dans un article pour Mechanical Engineering.
Le journaliste britannique Justin Rowlatt, le correspondant de la BBC pour l’Asie du Sud, a passé plusieurs mois en Allemagne avec sa femme Bee et deux de leurs quatre enfants, en tentant de découvrir le secret du succès allemand. Les nombreuses conversations avec ses contacts en Allemagne se sont révélées très instructives.
« Une jeune femme allemande avait travaillé dans un bureau au Royaume-Uni et avait été horrifiée de constater à quel point les gens travaillaient peu », explique-t-il.
« Lorsque les Allemands se parlent, ils parlent de travail. Au Royaume-Uni, elle affirme que les gens étaient tous sur Facebook, envoyaient des SMS et des courriels à leurs amis et passaient des appels téléphoniques personnels ».
Justin a travaillé pour Faber-Castell, l’un des plus grands et des plus anciens fabricants mondiaux de crayons. À l’heure actuelle, cette société est toujours dirigée par un descendant direct du fondateur.
Ce qu’elle fait, elle le fait avec brio.
« Ce qui semble faire le succès des Allemands, c’est leur capacité à se concentrer sur un petit segment d’une activité, mais à l’exploiter à l’échelle mondiale », affirme-t-il.
Cela se vérifie complètement pour Faber-Castell.
La société a été fondée il y a 255 ans par un menuisier qui produisait au départ des crayons pendant son temps libre. Aujourd’hui, la société compte 14 usines, emploie environ 7000 personnes et vend ses produits dans plus de 100 pays.
« C’est une société« Mittelstand » typique », avait précisé le Comte Anton Wolfgang Faber-Castell.
Les Allemands utilisent le mot Mittelstand pour parler des millions d’entreprises de taille moyenne qui emploient un cinquième de la main-d’oeuvre allemande et se concentrent sur des produits de niche qui imposent leurs prix élevés dans le monde entier.
Ces sociétés familiales remontent souvent à plusieurs générations et forment l’épine dorsale de l’économie allemande. Elles ne fournissent pas seulement les entreprises multinationales allemandes : un grand nombre de ces sociétés sont également exportatrices à part entière.
Tom Peters, auteur américain sur les pratiques de gestion des entreprises, affirme que les entreprises Mittelstand sont incroyablement focalisées.
« Les jeunes Allemand(e)s suivent un système d’apprentissage et sont éduqués dans l’idée de l’excellence », déclare-t-il.
Mais ce n’est pas l’unique raison de leur succès. La société Fraunhofer, un réseau de 67 instituts de recherche soutenus par le gouvernement et qui compte plus de 23 000 salariés, joue également un rôle.
« Fraunhofer soutient un écosystème de promotion de l’innovation industrielle qui a permis à l’Allemagne de garder son statut de géant des exportations », explique au Wall Street Journal Sujai Shivakumar, spécialiste de la politique d’innovation aux Académies nationales de Washington.
La société Fraunhofer fournit des recherches de qualité, à des tarifs abordables et dans des délais courts que les plus petits producteurs auraient autrement du mal à s’offrir. Ces entreprises s’appuient sur la recherche pour améliorer continuellement leurs procédés et produits, ce qui leur permet d’avoir toujours un temps d’avance sur la concurrence.
« En bref, Fraunhofer aide les producteurs pendant la traversée du désert, qui survient souvent à une étape du développement de la production où le rendement potentiel de l’investissement est élevé, mais où une forte incertitude les empêche d’investir dans la R&D à grande échelle », déclare Michael Teiwes, responsable RP chez Fraunhofer.
Au cours des 10 dernières années, le Professeur Bernd Venohr, consultant en gestion allemand, a travaillé avec de nombreuses entreprises familiales allemandes d’envergure mondiale et de taille moyenne.
« On les appelait parfois les « championnes cachées », mais elles apparaissent désormais au grand jour au sein d’une économie mondiale de plus en plus transparente », affirme-t-il.
Il déclare qu’elles excellent, car elles ont compris et sont convaincues qu’une croissance et des progrès sains sont le fruit d’une véritable innovation, que c’est la valeur ajoutée, et non le prix, qui compte pour les clients et que les salariés doivent être traités avec respect et non comme des ressources « facilement remplaçables ».
« Ces principes de gestion clés constituent une vérité universelle pour n’importe quelle société », explique-t-il. « Mais bien qu’ils soient simples à comprendre, ils ne sont pas toujours faciles à mettre en oeuvre. »
Selon lui, son étude récente révèle qu’environ 1650 PME allemandes sont des chefs de file, donc dans le top trois, sur les marchés mondiaux de leur secteur.
Selon la Manufacturers Alliance for Productivity and Innovation basée aux États-Unis, le reste du monde pourrait tirer de précieux enseignements de l’exemple allemand.
« La qualité et l’envergure de leur formation professionnelle qui prépare les jeunes à des emplois industriels qualifiés sont vraiment admirables », explique Kris Bledowski, directeur des études économiques. « Leur société reconnaît l’ingénierie et les sciences exactes en tant qu’objectifs ambitieux dans l’éducation ».
Il ne pense pas que l’Allemagne sera profondément affectée par le ralentissement économique de la Chine. « L’année dernière, les exportations vers la Chine ont atteint 97 milliards de dollars, soit 7,2 % de la totalité des exportations allemandes », affirme Kris.
« L’investissement de l’Allemagne en Chine est négligeable par rapport à tous les autres pays de l’Europe ou presque. L’impact sera donc relativement minime dans l’ensemble. »
Et cela ne surprend pas Justin.
« Ils ne tiennent pas leur succès pour acquis et c’est la raison pour laquelle ce pays reste parfaitement concentré sur le long terme », affirme-t-il, « Leur travail acharné, leur efficacité et leur organisation résultent d’un sens profond de la communauté et de la responsabilité réciproque. »
Et ils sont résolument tournés vers le futur.
L’Allemagne a lancé Industrie 4, plus connue comme « la quatrième révolution industrielle », avec le soutien du gouvernement allemand.
« Nous souhaitons que l’Allemagne reste une économie compétitive à l’échelle mondiale qui offre des salaires élevés et nous croyons que la stratégie Industrie 4.0 nous permettra d’y parvenir », déclare le Professeur Henning Kagermann de l’Académie nationale des sciences et de l’ingénierie.
Kris estime qu’Industrie 4, qui vise à créer l’usine du futur, a en partie émergé de la crainte de la révolution numérique américaine qui a commencé à se répandre au sein de l’industrie.
« Il est juste de dire que l’initiative allemande et le concept américain de l’Internet industriel sont des cousins transatlantiques, bien que séparés par la langue, les traditions et la culture d’entreprise », affirme-t-il. « Mais Industrie 4.0 est un programme strictement allemand. Il n’y a aucune dimension européenne, internationale ou mondiale dans cette politique. C’est l’argent des contribuables allemands qui est dépensé pour aider les entreprises nationales à rivaliser sur le marché international. »
Il estime que le projet américain, bien que basé aux États-Unis, est ouvert à toute personne possédant un intérêt dans le futur de l’Internet industriel.
« C’est un projet de portée mondiale », déclare-t-il.
VCI : PAS DE PLACE POUR LA SUFFISANCE
L’industrie chimique allemande est peut-être jalousée par l’Europe, mais elle ne doit pas tomber dans la suffisance pour autant.
Dans une déclaration à la presse au début de l’année 2016, Marijn Dekkers, président de la VCI, l’association commerciale de l’industrie chimique allemande, a déclaré qu’après un bon début d’année, la production s’était maintenant stabilisée, les ventes avaient plongé et des emplois avaient été perdus.
« Voilà une nouvelle peu réjouissante qui ne présage rien de bon pour l’avenir », déclare-t-il.
Selon lui, l’Allemagne est confrontée à plusieurs défis, dont le ralentissement des marchés mondiaux, le coût des matières premières et de l’énergie et la décision inédite de la Grande-Bretagne de quitter l’Union européenne.
« Il est trop tôt pour évaluer l’impact de cette décision », affirme-t-il. « Mais la décision du Royaume-Uni aura probablement des effets négatifs. »
Certains évènements récents ont aidé l’économie allemande, notamment la dévaluation de l’euro et la chute des prix du pétrole. Mais ceux-ci sont maintenant en train de se dissiper, selon lui.
À première vue, l’Allemagne semble pourtant tirer son épingle du jeu par rapport au reste du monde.
« Nous avons été les champions mondiaux des exportations pendant plus d’une décennie, l’excédent du commerce extérieur pour le secteur chimique n’a cessé de croître et nous sommes de loin la plus grande région d’implantation de l’industrie chimique en Europe », déclare-t-il. « Nous sommes encore en position de force. Mais notons l’accent sur le « encore ». À long terme, on doute de plus en plus de la capacité de l’Allemagne à défendre sa position en tant que région d’implantation de l’industrie chimique ».
Selon lui, l’Allemagne devait s’assurer qu’elle n’avait pas perdu en compétitivité, mais le risque existait bel et bien en raison de l’expansion des usines de production en Amérique et au Moyen-Orient, des coûts croissants de l’énergie en Europe, des réglementations excessives de l’UE, de la perte d’entreprises dans la chaîne de production, du manque d’investissement en Allemagne et des incitations trop rares en matière de recherche et de développement.
« À elle-seule, l’industrie allemande ne peut pas faire de l’Allemagne une championne mondiale de l’innovation », déclare-t-il. « Nous avons besoin du soutien de la sphère politique. Nous devons nous unir dans le travail ».
Dans un récent rapport de la VCI intitulé L’industrie chimique allemande en 2030, rédigé par Prognos AG, l’association affirme que les décisions politiques prises aujourd’hui affecteront les développements et les investissements futurs.
Selon ce rapport, il faut encourager un environnement exempt de bureaucratie et un climat qui incite à l’innovation.
« Pour continuer à investir, un horizon de planification stable est nécessaire, en particulier en matière de législation énergétique », explique le Dr Stephan Müller, Responsable chez INEOS Cologne.